samedi 21 décembre 2013

Le Luxe envahit le monde…

Dans le coin sud-est de la place Vendôme, il y a un passage qui relie la place à la rue du Faubourg Saint-Honoré. Là, une boutique sans enseigne, porte et vitrine occultés. Méconnu du grand public, JAR (son nom Joël Arthur Rosenthal) y est pourtant installé depuis 1978, et est rapidement devenu un des joailliers les plus prisés des grandes fortunes. Exclusif à la limite du secret, il crée des pièces extraordinaires qui n’ont rien à envier aux autres locataires de la place Vendôme. Je vous en parle ici, mais inutile d’y aller, il ne reçoit que sur recommandation de clients existants, qui s’appellent Rotschild, ou Rockefeller. Comment parvient-il à survivre face à Boucheron, ou Van Cleef & Arpels, installés à l’angle opposé de la même place, et l’énorme avantage concurrentiel de leur renommée mondiale? Dans ce contexte de crise mondiale, d’émergences de nouveaux marché, et après lecture du reste de ce dossier sur le luxe, seriez-vous aujourd’hui prêts à parier sur l’avenir de son modèle?
Une maison de luxe, c’est non seulement un excellent produit (fonctionnalité, qualité), mais également une parfaite expérience pour le consommateur, tant durant la phase de vente qu’au cours de la vie du produit ou service, et une marque qui permet en un coup d’œil de différencier le produit de tout le reste.
Les moyens à mettre en œuvre pour réunir ces trois éléments sont longtemps restés extrêmement coûteux. R&D, savoir-faire rares, investissements matériels, main d’œuvre nombreuse et bien formée… Et bien sûr big media ! Campagnes TV, radio, magazines, affichage. Le coût prohibitif de la communication était une des plus grandes barrières à l’entrée, garantissant que seuls les plus grands pouvaient augmenter leur visibilité et leur reconnaissance.

GoPro, Sushi-shop, Über… la révolution “accessible”.


Il aura fallu 10 ans à Nick Woodman, fondateur de GoPro, pour devenir milliardaire. Sans emploi mais passionné de surf, il bricolait avec ses amis des systèmes de fixation et de déclenchement pour des caméras jetables étanches, avant de décider qu’il devait créer une véritable caméra dédiée au surf. Il a ainsi conçu le meilleur produit du monde, qu’il a commencé à vendre exclusivement par bouche à oreille dans son entourage de surfeurs. Réalisant que son produit pouvait toucher une large clientèle en dehors du monde du Surf, il décide d’en offrir à des sportifs dans toutes les disciplines. Les qualités de la caméra (définition, robustesse, angles de vue possibles) convainquent immédiatement ces derniers, qui l’adoptent et commencent à poster leurs vidéos sur Youtube pour leurs fans. Et le phénomène viral commence.
Ce que proposent Über, le service de voitures avec chauffeur, ou Sandro et Maje, les marques dites de « luxe accessible », c’est avant tout l’expérience client. Pour un coût légèrement supérieur au taxi, une belle voiture sombre arrive, conduite par un monsieur en costume, qui vous appelle par votre nom, vous propose la musique de votre choix, et met à votre disposition des bouteilles d’eau pour vous désaltérer. De même Maje, Sandro et ceux qui les ont suivis, n’offrent certainement pas des produits luxueux : fabriqués en Asie ou “proche-import” (Europe de l’Est, Afrique du Nord) à base de fibres riches en polyesters et viscose. Ils ont en revanche emprunté certains codes du luxe : boutiques aérées aux murs unis, généralement de couleur claire, l’essentiel des produits présenté “verticalement” (sur cintre, et non en étagères), vente assistée (produits présentés dans une seule ou deux tailles, le reste étant dans la réserve). L’expérience d’achat s’approche plus de celle d’une marque de luxe que dans les boutiques de prêt-à-porter traditionnelles.
Côté habillage de la marque, on trouve un excellent exemple chez Sushi-Shop. Au téléphone ou par internet, l’expérience n’est guère différente de celle qu’offrent Pizza Hut ou les autres réseaux livrant des sushis (Planet Sushi, Sushi West) : de la commande à la livraison, il est très difficile de trouver des différences. Mais ce qui sépare réellement Sushi Shop, c’est le branding. Packaging de qualité, du sac aux flacons de sauce soja, site internet épuré et digne des grandes marques, recettes élaborées par un grand chef.
Évidemment, aucun de ces produits n’entre dans la catégorie “luxe”. Chacun s’épanouit néanmoins sur la base d’un de ses piliers. Qualité (GoPro), expérience client (Über) et design (Sushi Shop). Réunir réellement les trois éléments du luxe reste un challenge très difficile, et les grandes maisons ont encore probablement de nombreuses et belles années devant elles.
Mais un détail ne doit pas être oublié…

Menace sur l’écosystème

L’incroyable rupture provoquée par internet dans le monde du big media (le “TV-Industrial complex”, selon la formule de Seth Godin) ne peut laisser indifférent. Les journaux qui ferment, les prix de la page de publicité ou du spot TV qui se sont effondrés, les panneaux publicitaires vides “votre publicité ici” partout dans le monde hors des grandes agglomérations. L’ampleur du phénomène est impressionnante, et la redistribution de la valeur a été violente.
Or ce complexe médiatico-industriel avait permis dans la seconde moitié du 20ème siècle de bouleverser le modèle économique du luxe. Les maisons qui auparavant ne servaient que l’élite, les membres de leur tribu, ont commencé à faire rêver le reste de la population à une nouvelle échelle. L’étranger est soudain entré dans l’écosystème. L’étranger c’est celui qui ne fait pas partie de la tribu, la ménagère qui ne portera pas la bague Panthère de Cartier, entièrement pavée de diamants et d’émeraudes, le père de famille qui ne roulera pas en Ferrari, la jeune professionnelle qui n’ira pas travailler en tailleur Hermès. Ceux là achètent pourtant les parfums, les produits dérivés. Pierre Cardin en son temps l’a compris mieux que tout le monde, qui a construit un véritable empire en multipliant licences et produits dérivés.
Aujourd’hui pourtant, portés par les nouveaux moyens de communiquer et de se connecter, de plus en plus de nouvelles tribus émergent. Passionnés de produits “Bio”, de sports extrêmes, de musique alternative, de commerce équitable, ces nouvelles tribus ont bien d’autres choses à regarder et écouter que le spot de pub qui interrompait leur programme TV, et sont les premiers à détourner leurs portefeuilles des grandes maisons du luxe, pas tant à cause de la crise économique, mais parce qu’ils ont rejoint des tribus mieux à même de satisfaire leurs envies.
Il est donc fort possible que les maisons de luxe doivent progressivement se recentrer partiellement sur leur marché naturel: les plus riches et les classes moyennes. Mais contrairement aux industries des médias ou de la musique, la transition ne sera pas nécessairement violente, car les économies émergentes sont là pour prendre le relais de la croissance. Ces marchés vont produire pour encore quelques temps des fortunes et d’énormes classes moyennes à même - et désireuses - d’acheter les produits et savoir faire occidentaux et notamment Français. Mais pour combien de temps encore?

La meilleure montre et le meilleur sac à main du monde ?

Faisons un petit détour dans le monde très traditionnel du Whisky, qui a connu un choc énorme en 2008, lorsqu’une maison japonaise a remporté la compétition du meilleur single-malt au monde. En 2007 déjà, deux whiskies japonais avaient remporté les prix des meilleurs blends (assemblages). Mais le Yoichi 20 ans de 2008 a surpris même les juges, qui n’imaginaient pas avoir dégusté autre chose qu’un scotch.
La tradition japonaise du Whisky remonte pourtant loin. Masataka Taketsuru, après avoir exploré et étudié l’écosse et ses distilleries pendant un an en 1918, et au passage épousé une écossaise, est ensuite retourné au Japon. Il a alors co-fondé une première distillerie, étudié scientifiquement le whisky, puis fondé une deuxième distillerie sur l’ile d’Hokkaido, dans un lieu nommé Yoichi où il a retrouvé des conditions très similaires à certaines qu’il avait observées en Écosse.
En réalité, cela fait bien longtemps que le Japon produit des single malts et des blends extraordinaires, mais ce qui a changé en 2007 et 2008, c’est que ça a finit par se savoir. Jusque là, personne n’avait pris le soin de les comparer en aveugle, puis de le dire au monde entier.
Comment réagiront les grands groupes de luxe occidentaux, lorsque la même chose se produira pour leurs produits et services? Lorsque des spécialistes, nouveaux venus ou anciens méconnus, pourront ouvertement et légitimement prétendre au titre de la meilleure montre de la planète ou du meilleur sac à main au monde? A un moment donné, il va devenir difficile pour les plus généralistes, de résister à ce genre d’attaques. Une maison comme Dior risque de devenir particulièrement vulnérable, tenue de défendre à la fois sa Haute Couture et son prêt-à-porter, sa maroquinerie, ses lunettes, sa joaillerie et horlogerie, et ses parfums.



Une partie de la clientèle partira forcément, et une redistribution s’opérera, au profit d’un marché plus fragmenté, multi-niches, remplaçant le traditionnel fossé entre luxe et accessible par un continuum d’acteurs spécialisés répondant d’une nouvelle façon aux attentes pointues de consommateurs exigeants. Dès lors, il y aura beaucoup de valeur à capter pour celui qui saura proposer le bon modèle de plateforme - à l’instar d’un Amazon ou iTunes Store - pour faciliter l’échange  entre ces spécialistes et la clientèle. La Compagnie Financière Richemont l’a probablement pressenti en investissant dans le vendeur en ligne Net-a-Porter...

Article paru dans la revue Centraliens de novembre 2013 pour son dossier spécial luxe

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